Camille de Toledo répond aux questions de Dominique Rabaté | ||
Le 16 mars 2011 | ||
Mon cher Camille, | ||
1 | La publication très récente de ton livre, Vies pøtentielles au Seuil, m’apparaît comme une magnifique occasion de discuter avec toi de la question de la microfiction aujourd’hui, et de prolonger ainsi les analyses que nous avons voulu proposer dans le premier numéro de notre Revue critique de fixxion française contemporaine. Dans ce livre à la forme très originale, tu alternes “trois strates de textes” comme tu le dis dès l’ouverture: des “textes” que j’appellerai volontiers donc des “microfictions”, c’est-à-dire des brefs récits, des évocations, des scénarios comme peuvent l’être des ébauches de Kafka ou de Walser. Des amorces ou des bribes de ce qui pourrait constituer des débuts de romans aussi bien. Ces “textes”, au format très court, sont suivis de ce que tu nommes des “exégèses” (ou plus exactement des “exégè§es”). Là, tu exhibes le raconteur de l’histoire, tu t’interroges et tu interroges ton lecteur sur le sens de ce récit, sur sa nécessité, sur son surgissement, sur la valeur de ce qui tentait de s’y raconter, en tissant ainsi le récit plus autobiographique de ton histoire, de ton rapport à la tradition et à la filiation. Et comme une ponctuation de ce rythme binaire, tu scandes ce parcours d’un troisième type de texte, accentuant leur hétérogénéité, que tu appelles “chant” et dont l’allure est plus évidemment poétique, avec des jeux sur les mots, une mise en page de poème, et même pour moi une énonciation poétique, c’est-à-dire trans-personnelle, lyrique et ironique, emportée et décalée. | |
2 | Pardonne-moi de décrire un peu longuement ce dispositif très singulier, mais il est au cœur de ce que tu veux faire avec ce livre et il impose sa nécessité, en témoignant d’emblée qu’aucune forme ne sera apte à dire ce que tu cherches et que c’est dans la rupture, la brisure, le heurt des discours que chemine une parole peut-être toujours inadéquate. | |
3 | Ce dispositif m’intéresse beaucoup pour ce qu’il dit (ou plutôt ce qu’il montre) de la microfiction aujourd’hui: un récit vient d’abord, une amorce, une ébauche, une image choc. Comment sont venus ces récits? Pourquoi ne suffisent-ils pas? Pourquoi le désir et l’obligation d’en faire l’exégèse en rompant ce qui pouvait devenir un flux plus continu? Mais l’exégèse attend aussi bien un autre point de départ, une autre relance, qui vient sous la forme d’une nouvelle image, d’un nouveau matériau de fiction possible, d’une potentialité pour me servir du mot qui te donne le titre. Serait-ce alors parce que nos vies sont faites, nécessairement, pour le meilleur comme pour le pire, de ce qui reste forcément une potentialité, un essai, une direction? Sans jamais aller au bout d’un roman de soi qui ne pourrait plus s’écrire pour nous aujourd’hui? | |
4 | Tu avais précédemment écrit des romans: L’Inversion de Hieronymus Bosch, et Vies et Mort d’un terroriste américain (tous les deux chez Verticales en 2005 et 2007). Est-ce que pour toi ce trajet (peut-être très provisoire) du roman à une forme de micro-récit est significatif? Le micro-récit prend-il la place d’une fiction qui ne peut plus durer (à tous les sens de l’expression)? Comment envisages-tu maintenant ton rapport au roman? | |
5 | Tu as aussi publié deux essais que j’ai trouvés passionnants: Visiter le Flurkistan ou les Illusions de la littérature-monde (PUF, 2008) et Le Hêtre et le bouleau. Essai sur la tristesse européenne (Seuil, 2009). Je me demandais en te lisant si ce passage par l’essai avait transformé ta manière d’écrire, en introduisant dans la fiction une volonté de dire et de réfléchir le monde selon un autre mode, d’en discuter les théories actuelles, en allant souvent contre ce qui pourrait aussi être notre premier réflexe de pensée. Je sais que le roman (chez Musil, Broch et bien d’autres) peut être la forme totalisante de ce qui nomme, décrit et pense le monde actuel. Mais il me semble que dans Vies pøtentielles, on voit une sorte de mouvement de confiance et de défiance envers les pouvoirs de la fiction. Une manière d’y céder ou d’en accueillir la force mais pour s’en déprendre ou pour s’en écarter légèrement. Une façon aussi bien de s’observer, sans prétendre restaurer une unité perdue et fallacieuse. | |
6 | “Vies pøtentielles”: tu écris l’adjectif avec une graphie particulière. Peux-tu en expliquer (en une nouvelle exégèse) le sens? Et dire ce que tu entends par là? Pour ma part, je crois comprendre que nos vies sont aussi tramées de bifurcations non prises, de scénarios possibles, de réminiscences culturelles, d’histoires familiales abouties et inabouties. Des histoires qui tissent et déchirent en même temps le tissu singulier d’une vie. Une vie, des vies? Vies certes, mais potentielles en ce sens qu’elles resteront à écrire jusqu’au bout, sans raturer ce qui resterait d’autres vies possibles. Vies qu’il faut moins dessiner d’une manière continue, que marquer de points d’intensité, pour indiquer les lignes de croisement et les chemins de faille. Vies plurielles pour chacun et que chacun peuple de récits énigmatiques ou avortés, romanesques ou romancés, véridiques et communs. | |
7 | Tu vois que, sur ta lancée, je me
laisse à mon tour aller à des rêveries biographiques. C’est dire combien ton
livre me touche. Les questions que j’ai esquissées, prends-les comme des incitations
à poursuivre sans forcément y chercher un ordre véritable. Mais la question
initiale de la microfiction n’est pas, à mes yeux, un prétexte: elle est
l’indice d’un rapport nouveau dont je cherche aussi la bonne formulation. Celle
qui nous importe comme sujet de ce début de XXI | |
Bien amicalement à toi Dominique | ||
⁂ | ||
Le 25 mars 2011 | ||
Cher Dominique, | ||
8 | La forme - micro-fictions – je
crois, comme la culture des cellules souches, les métastases, correspond à un état de la vie sur
Terre au XXI |
2012 | Revue critique de fixxion française contemporaine | (ISSN 2033-7019) | Habillage: Ivan Arickx | Graphisme: Jeanne Monpeurt
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